GOTHAM : aux origines du mal. Les débuts de l’une des séries les plus attendues de la rentrée américaine
Article TV du Mercredi 01 Octobre 2014

Par Pascal Pinteau

Le producteur exécutif, scénariste et créateur Bruno Heller revient sur la création de la série évènement qui décrit les débuts du commissaire Gordon alors qu’il n’était qu’un jeune inspecteur.



« Notre série a été construite sur une simple interrogation : « Et si le jeune James Gordon était le détective de police qui avait mené l’enquête sur les causes de l’assassinat des parents de Bruce Wayne ? ». Une fois que vous établissez cette connexion entre ces deux personnages, elle ouvre la porte d’un nouvel univers narratif si vaste que l’on peine à réaliser qu’il n’avait jamais été exploré auparavant : il s’agit du monde AVANT Batman, celui de Gotham City en proie au mal, de Bruce Wayne enfant, du jeune James Gordon, et des histoires qui racontent l’origine de tous les principaux criminels de la saga du chevalier de la nuit. » L’homme qui s’exprime ainsi est Bruno Heller, auteur et producteur anglais installé à Los Angeles depuis le succès mondial de sa série ROME (2005-2007), première coproduction à gros budget entre la chaîne américaine HBO et la BBC anglaise. Cet habile mélange de références historiques réelles, de personnages attachants et bien typés, de complots de cour autour de Jules César puis de Marc-Antoine, de politique, d’action et d’érotisme discret a été salué par la critique et plébiscité par le public. Le flair de Heller pour les concepts originaux lui a permis d’imaginer une seconde série qui a triomphé sur toute la planète depuis 2008, LE MENTALISTE, produite par la Warner pour la chaîne CBS, diffusée en France par TF1, et qui arrive aujourd’hui à sa septième saison. En lançant GOTHAM, dont l’épisode-pilote a été diffusé le 22 septembre, Bruno Heller sait qu’il risque gros : il s’attaque au passé de l’une des deux icônes majeures de DC Comics, et ne peut pas se permettre se s’aliéner les fans de Batman en égratignant le mythe ou en prenant trop de libertés avec lui. Les sentinelles des canons de la légende sont impitoyables et toujours prêtes à se déchaîner sur les médias sociaux…Fort heureusement, le premier épisode a été bien accueilli par la presse comme par le public, et la chaîne Fox, satisfaite, prédit déjà que le nombre de spectateurs fidélisés par GOTHAM va croître régulièrement. Ce sera à vérifier dans les prochaines semaines, car le second épisode a été jugé nettement inférieur au premier. Accordons à Heller le crédit d’avoir au moins déjà réussi à convaincre avec un pilote solide, bien joué, bien filmé, qui présente de manière efficace les principaux protagonistes de l’histoire, même s’il n’évite pas certains clichés. Maintenant, il faudra voir si les évènements qui vont se dérouler dans cette Gotham City sans Batman seront suffisamment passionnants pour tenir le public en haleine pendant plusieurs saisons sans le frustrer… Fort heureusement, l’époque que Heller a décidé d’explorer a été très rarement décrite dans les BDs en dehors de quelques courts récits des péripéties de l’enfance de Bruce Wayne. Cette vaste zone d’ombre permet donc à l’auteur producteur d’avoir quasiment carte blanche pour imaginer comment le commissaire Gordon et les vedettes du crime de Gotham ont débuté. Quand à l’entrée en scène de Batman, on n’y assistera probablement qu’au tout dernier moment du l’ultime épisode, car tel est le parti-pris de Heller : s’en tenir uniquement aux chroniques secrètes de Gotham avant les premiers exploits du justicier, car le reste appartient déjà à l’histoire des comics, des séries animées et du cinéma.

Un traitement réaliste, plus pittoresque et coloré que la saga de Christopher Nolan.

Même si le pilote de la série réalisé par Danny Cannon a déjà été validé par la critique et les spectateurs, Bruno Heller sent malgré tout une énorme pression peser sur ses épaules. De tous les producteurs dont les séries débutent en cette rentrée 2014 aux Etats-Unis, il est certainement l’un de ceux qui a fait le pari le plus risqué, car GOTHAM est scrutée avec énormément d’attention. Le challenge est d’autant plus difficile à relever que la dernière tentative de s’attaquer au mythe Batman en prises de vues réelles à la télévision était le catastrophique BIRDS OF PREY, qui remonte à 2002. Située dans le futur, après que le chevalier de la nuit ait abandonné Gotham, cette série était consacrée aux aventures de la fille de Batman et de Catwoman, qui s’alliait avec une Batgirl paralysée à la suite d’un accident et avec une télépathe et médium. Au simple énoncé de ce synopsis ridicule (Batman abandonnant Gotham…), on se demande encore comment un tel concept a pu être jugé intéressant par les dirigeants d’alors de Warner TV, et la production de la série initiée, en croyant que les fans de comics et le grand public pourraient se satisfaire d’une si mauvaise soupe…Selon Bruno Heller, qui connaît cette tentative maladroite, l’un des ingrédients du désastre tient au fait que les justiciers costumés portant un masque passent très mal sur le petit écran, car les fictions de télévision s’appuient essentiellement sur les performances dramatiques des acteurs cadrés en gros plan : « Quand on réfléchit à la meilleure manière de transposer le monde de DC Comics à la télévision, sur les grands réseaux commerciaux, en produisant des séries consacrées à des superhéros, on se rend compte que des acteurs qui portent des costumes en spandex n’ont pas vraiment une allure crédible. Quand on regarde une série dramatique, on a envie et même besoin de bien voir les visages des gens. A la télévision, on doit toujours privilégier l’émotion et la qualité du développement des personnages, et non pas les cascades et les effets spéciaux qui ne peuvent pas rivaliser avec ceux du cinéma. Je crois donc que la manière dont nous entrons dans ce monde avec GOTHAM est une approche solide, fraîche et nouvelle. » Visuellement, cette chronique de l’avènement d’un policier intègre au sein d’une ville dangereusement corrompue est très différente de la récente trilogie de Christopher Nolan : « Les films de Nolan présentent cet univers d’une manière très rigoureuse, froide, presque germanique. Visuellement, ils sont étonnants, mais pas très agréables à regarder. Je dirais que ce que nous faisons se situe davantage au niveau des rues de Gotham, dans la vie quotidienne. On y voit plus de gens, plus de couleurs et de lieux pittoresques. La ville est un endroit plus vivant, avec une population nombreuse dans les rues. Pour Danny Cannon et moi, notre source d’inspiration principale a été le New York des années 70, parce que nous en avons gardé un souvenir très vivace. C’était notre première découverte de la ville. C’est vraiment ainsi que nous avons voulu décrire Gotham : très stimulante visuellement, avec des avenues grandes, hautes, larges et profondes, et avec de nombreuses couches de population et de personnages de tous les genres, intervenant à tous les niveaux du pouvoir, de la police, du monde du crime, et des médias. Le Gotham que nous explorons au fil des épisodes est un endroit à la fois attirant, âpre, qui recèle de nombreuses tentations et qui est très extrêmement dangereux. » Et pour tenir le rôle de celui qui saura résister à toutes les tentations de cette ville corrompue, la chaîne Fox, Warner Bros TV et Bruno Heller ont choisi Ben McKenzie que l’on a pu voir dans les excellentes séries policières SOUTHLAND et THE O.C.. C’est la seconde fois que McKenzie intervient dans l’univers de Batman, puisqu’il avait prêté sa voix au héros de Gotham City dans le film d’animation BATMAN : YEAR ONE, sorti directement en vidéo chez Warner. Il pourra donc se targuer d’être le seul acteur au monde à avoir interprété à la fois Batman et James Gordon !



Le parcours d’un jeune policier humaniste

« L’un des grands avantages du monde de Batman est que ses personnages n’ont pas de pouvoirs surhumains. Personne ne vole ni ne bondit au-dessus des gratte-ciels. Tout est fondé sur la psychologie et c’est de là que nous sommes partis nous aussi pour construire notre projet. » Et ce point de départ psychologique, c’est l’attirance qu’exerce Gotham city sur James Gordon depuis sa plus tendre enfance. Ayant grandi dans une modeste banlieue, Gordon s’est longtemps représenté la mégalopole comme un lieu romantique, excitant, prestigieux et foisonnant d’activités passionnantes, car c’est là que son regretté père exerçait les fonctions de procureur. Quand l’épisode-pilote de GOTHAM débute, Gordon est arrivé depuis deux semaines seulement dans la ville qui le fascine depuis toujours. Il se sent doublement comblé parce qu’il est devenu enquêteur au sein de la police municipale, et qu’il est désormais fiancé à la femme qu’il aime depuis des années, Barbara Kean (Erin Richards). N’étant pas naïf, Gordon sait qu’une énorme tâche l’attend, car assainir Gotham pour lui redonner l’éclat, le prestige et le niveau de sécurité de son enfance sera un projet à mener à très long terme. Porté par sa bravoure, son honnêteté et sa détermination à faire ses preuves, le policier débutant devient le partenaire de Harvey Bullock (Donal Logue), un personnage haut en couleur, expérimenté et rusé, qui ne respecte pas toujours la loi à la lettre, en dépit du badge qu’il porte. La toute première affaire dont le duo est chargé de s’occuper est le meurtre du couple de milliardaires Thomas et Martha Wayne, qui vient de se produire. En se rendant sur les lieux du crime, Gordon rencontre le seul survivant du drame, Bruce Wayne, 12 ans, dont la vie vient de basculer à jamais. Croisant son regard hanté par l’assassinat de ses parents, Gordon sent un lien indéfectible se créer entre lui et l’enfant encore en état de choc. Bouleversé par la perte que le petit Bruce vient de subir, Gordon lui jure les yeux dans les yeux qu’il retrouvera et capturera le tueur de ses parents, et l’amènera devant la justice pour qu’il soit jugé.

Face aux caïds du crime

En apprenant à connaître les rouages politiques du système judiciaire de Gotham City, qui souffre de sous-effectifs, Gordon est confronté à des chefs de gangs aussi puissants qu’influents, comme Fish Mooney (Jada Pinkett Smith, vue dans la saga MATRIX) qui emploie Oswald Cobblepot, alias le Pingouin (Robin Lord Taylor, apparu dans THE WALKING DEAD ). Gordon croise aussi d’autres personnages troubles comme les adolescentes Selina Kyle, future Catwoman (Camren Bicondova) et la petite Ivy Pepper qui a déjà la main verte, alors qu’elle n’est que l’ébauche de la vénéneuse Poison Ivy. On rencontre aussi un certain Edward Nygma (Cory Michael Smith) passablement déséquilibré, et aux devinettes préfigurant déjà celle du Riddler. Tout au long de ses épisodes, la série va décrire l’ascension de James Gordon au sein de la police, ses combats contre la pègre, et le développement de son amitié avec le jeune héritier de la fortune des Wayne, élevé par son imperturbable majordome Alfred (Sean Pertwee). Ce lien privilégié et fondateur entre le policier intègre et le jeune garçon jouera un rôle crucial dans la décision de Bruce Wayne de mener plus tard une croisade contre le mal en cachant son identité sous le masque et la cape de Batman. Toute la structure dramatique de la série repose ainsi sur le personnage central et incontournable de Gordon que Bruno Heller appelle « La personne la plus humaine, normale et authentique du panthéon de DC Comics » en ajoutant « C’est justement ce qui rend si intéressant la perspective de découvrir Gotham City par les yeux de ce jeune policier qui vient de s’y installer. Nous avons tout calibré à partir de cela. C’est effectivement un monde qui va devenir celui de Batman que nous connaissons bien et qui nous est même devenu très familier, mais il n’en est pas encore arrivé là. Une grande partie de notre travail a consisté à faire de « l’ingénierie à rebours » en partant de l’histoire originale de Batman, afin d’imaginer comment tous ces personnages pouvaient mener leurs vies quand ils étaient plus jeunes. » Bien sûr, cette étape n’est que la première partie du processus de développement de la série, dont il a fallu développer aussi les enjeux, les secrets, les rebondissements, les coups de théâtre et les principales étapes pour constituer le récit de la première saison puis le segmenter en épisodes. « Nous avons créé toute la structure sur laquelle reposent nos histoires, et ce monde de Gotham est devenu si vaste, complexe et lyrique qu’il aurait été impossible de le traiter autrement que sous la forme d’une série. » On pourrait se demander si la chaîne Fox a poussé les créateurs de la série à aller dans le sens d’une grande fresque dramatique afin de plaire au public friand de sagas ambitieuses aux multiples personnages. Selon Heller, les avis sur la manière de traiter GOTHAM ont été unanimes. « Comme nous, Fox a considéré dès le début que les histoires que nous allions présenter aux téléspectateurs devaient être aussi amples et tentaculaires que la ville dans laquelle elles se déroulent. Cela ne signifie pas que nous nous pourrons pas traiter la procédure normale d’une enquête, mais comme nous allons suivre à la fois les agissements des méchants et ceux des forces de la loi, nous allons déjà sortir d’emblée du moule classique des séries policières. »

L’ordre d’entrée en scène des méchants

D’autres adversaires fameux de Batman apparaîtront aux côtés du Pingouin, du Riddler, de Catwoman et de Poison Ivy, mais pas immédiatement. Bruno Heller concède que le procureur Harvey Dent , futur Double Face, pourrait devenir l’un des prochains protagonistes de Gotham. « Il y aura d’autres bandits fameux, ainsi que des criminels dont on ne pourra pas savoir tout de suite qui ils sont appelés à devenir plus tard. Au moment où notre histoire débute, ils ne savent pas encore eux-mêmes qu’ils vont devenir des hors-la-loi. Certains d’entre eux, à leurs débuts, sont d’ailleurs des braves types. Nous n’allons pas nous précipiter et mettre tout de suite en scène les personnages que le public aura tendance à vouloir voir immédiatement parce que l’action se déroule à Gotham City. C’est justement le choix du moment et de la manière dont ils vont surgir dans les épisodes qui va être l’un des aspects les plus amusants de la série. » Bien entendu, tous les fans de Batman se demandent déjà quand le Joker, son ennemi le plus fameux, fera son apparition dans Gotham. « Le Joker est le « joyau de la couronne » du groupe des méchants de la saga de Batman. Nous allons soigner tout particulièrement la manière dont il interviendra pour la première fois dans la série, mais pas avant d’avoir investi beaucoup de réflexion sur le meilleur traitement possible du personnage. » Alors que le pilote est considéré à juste titre comme un succès, la question de la noirceur de la série est encore en suspens. Jusqu’à quel point faut-il qu’elle soit sombre pour coller à l’approche réaliste de la vision de Bruno Heller ? « Je pense que ce point précis sera certainement le sujet de nombreuses discussions pendant la production des épisodes. Quand vous vous lancez dans une nouvelle série, mieux vaut essayer ne pas trop penser à priori au ton qu’elle pourrait avoir. L’atmosphère se crée d’elle-même, à partir des histoires et des personnages qui se mettent à vivre leurs propres vies. Ce que nous savons déjà, c’est que dans ce monde, les gens et la violence sont aussi durs que l’est la ville. C’est un endroit où les enjeux sont très élevés et sont souvent liés à des questions de vie ou de mort. »



La destinée d’un orphelin

Et qu’en est-il de l’évolution de Bruce Wayne ? Sur ce point, Heller ne cache pas qu’il ne savait pas exactement comment il allait utiliser le jeune Bruce dans la série, ni s’il souhaitait qu’il intervienne souvent. Mais cela, c’était avant que David Mazouz soit engagé pour tenir ce rôle. Depuis que Heller l’a vu jouer l’orphelin de la famille Wayne, il n’a plus aucune hésitation, avis que l’on partage après le visionnage du pilote : « J’espère que nous pourrons tourner très souvent avec David. En fait, nous le ferons aussi souvent que sa maman nous y autorisera, car c’est un jeune acteur tout à fait extraordinaire. Nous serons heureux de le faire intervenir dans de nombreuses histoires qu’il nous reste à imaginer. Mais rassurez-vous, ce sera toujours dans un contexte réaliste et crédible. Il n’est pas question de montrer le jeune Bruce Wayne développer précocement une vocation de justicier et quitter le manoir familial pour secourir les innocents. Ce n’est pas ce qu’un enfant ferait. Nous allons nous intéresser à l’éducation étrange que ce jeune garçon va recevoir et à la manière dont il va évoluer tout seul après la disparition tragique des ses parents. Nous allons nous rendre compte qu’il a d’ors et déjà une idée assez précise de ce qu’il veut faire de sa vie future. Mais dans un premier temps, nous allons d’abord le voir grandir, mûrir et devenir peu à peu un jeune homme. » En ayant posé aussi intelligemment les bases et les enjeux de sa série, Bruno Heller semble bien parti pour assurer à GOTHAM un succès critique et publique au long terme.

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