THE PRODIGIES : Entretien avec Viktor Antonov, créateur de l’univers visuel du film
Article Animation du Lundi 13 Juin 2011

Suite de notre dossier consacré à THE PRODIGIES, thriller français en 3D adapté du best-seller LA NUIT DES ENFANTS ROIS : c’est cette fois le créateur de l’univers graphique, Viktor Antonov, qui nous raconte sa démarche artistique. Rappelons que dans ce film fantastique qui se déroule à New York, cinq enfants prodiges dotés de pouvoirs paranormaux se liguent contre le monde des adultes. Un jeune homme, Jimbo, est le seul à pouvoir s’opposer à eux… À découvrir en relief dans les salles !

Viktor Antonov est titulaire d’un diplôme en transportation design du Art Center College of Design, et compte plus de 10 années d’expérience dans l’industrie du divertissement en tant que conceptual designer, matte painter, directeur artistique et production manager. Il a occupé les fonctions de designer sur le film d’animation futuriste RENAISSANCE (2006 – Christian Volckman) et a réalisé les matte paintings de la série d’animation Skyland (2005 -2006). Dans le domaine des jeux vidéo, Viktor Antonov a été le directeur artistique du célèbre HALF-LIFE 2 (2004 – Valve Software corporation),  qui selon la BBC «  a élevé le jeu vidéo au rang d’art ». Son travail a été récompensé par la Visual Effects Society, et lui a permis de remporter le titre de Meilleure direction artistique décerné par la British Academy of Film and Television ainsi que l’Outstanding Art Direction Award de l’Academy of Interactive Arts. Viktor Antonov est le designer et le co-auteur de THE CROSSING, FPS de Arkane Studios. Il a fondé le studio de design The Building  à Paris, et consacré trois années de travail à la création de l’univers visuel de THE PRODIGIES.

Propos recueillis par Pascal Pinteau

Vous venez du design industriel et du design automobile…

J’ai fait une école de design à Los Angeles, qui s’appelle le Arts Center College of Design. C’est l’une des trois meilleures écoles de design au monde, les deux autres étant situées à Detroit et à Londres. Elle est spécialisée dans la formation au design de concept cars et de véhicules prototypes de tous genres, trains, bateaux, avions, et grosses machines industrielles. C’est là que j’ai appris à créer des formes et des volumes imaginaires, en les traitant de manière très réaliste. Le Arts Center College of Design a beaucoup de liens avec Hollywood. Syd Mead – le concepteur des véhicules et des décors de TRON et BLADE RUNNER - en a fait partie et y a enseigné. Depuis, beaucoup d’élèves de cette école ont participé à des films de Science Fiction.

Vous avez signé ensuite le design artistique de jeux vidéo comme HALF LIFE 2…

Je me suis lancé dans ce domaine il y a une quinzaine d’années environ, parce que c’était un territoire vierge, un peu comme l’ouest sauvage : il y avait encore tout à faire, les jobs étaient disponibles, et nous pouvions jouir d’une liberté créative énorme. Contrairement au cinéma, où un designer peut quelquefois créer un véhicule, une roue, ou un bout de décor d’un grand film, dans le jeu vidéo, on avait la possibilité de créer des univers entiers.

Quels sont les points communs qui existent entre le monde des décors de jeux et celui des décors de film d’animation ? La manière de guider le regard du joueur et du spectateur par la lumière et les volumes ?

Dans les jeux vidéo, on ne peut pas cadrer, ni zoomer. Tout se passe en « establishing shot », en plan très large. On est donc obligé de penser en plan large, et de créer des très grandes compositions avec des immeubles, sans trop se préoccuper des petits détails. J’ai appris à utiliser la lumière de manière radicale, très forte, très franche, pour attirer le regard. J’ai appris que les rapports graphiques de clair et foncé sont très importants, tout comme la composition des volumes. J’applique ces principes en travaillant pour le cinéma, sur THE PRODIGIES. Effectivement, la composition visuelle et l’utilisation de la lumière déterminent la hiérarchie du plan, et guident la vision du spectateur : elles lui indiquent où regarder dans un premier temps, puis dans un deuxième et un troisième temps. Cela permet de créer une ambiance, et aussi de donner une intention dramatique à un lieu, pour suggérer où la scène va se passer. J’essaie aussi d’alterner les ambiances dramatiques et romantiques, intenses et plus douces, car cette musicalité fonctionne mieux qu’une tension perpétuelle.

Beaucoup de directeurs artistiques de films d’animation se réfèrent exclusivement aux styles d’autres films d’animation, ou aux œuvres de grands dessinateurs ou de peintres classiques. En abordant THE PRODIGIES, vous vous êtes référé aussi à des images en prises de vues réelles, comme celles du clip AFRIKA SHOCKS de Chris Cunningham ou de FIGHT CLUB de David Fincher. Pouvez-vous expliquer cette démarche, et revenir sur vos principales références ?

Pendant très longtemps, l’animation a essayé d’aller vers le photoréalisme pour représenter le monde. J’apprécie beaucoup ce que l’on peut faire en 3D avec toutes les technologies modernes, mais j’ai tout de même une formation classique. J’ai appris à peindre, à dessiner, à faire de la sculpture, et me références sont vraiment liées à la source de l’image et non pas aux outils. Je sais que bien souvent, l’outil peut influencer le résultat final et le discours, et j’essaie de me garder de cela. Je m’attache d’abord à faire de bonnes compositions, comme celles des grands peintres classiques du 19ème, juste avant la période impressionniste, ainsi que le travail des grands photographes des années 40 et 50. J’essaie d’éviter les références de recyclage de Science Fiction. C’était d’autant plus important pour ce projet que THE PRODIGIES est un film indépendant européen, qui n’a pas à se conformer au style d’animation américain, ni au style japonais.

Dans beaucoup de films d’animation fabriqués en série par de grands studios, on a l’impression de voir des récits inspirés par des films, eux-mêmes inspirés par d’autres films, et ainsi de suite. D’où le sentiment d’un appauvrissement du rendu…

On sent là l’influence du marketing et de décisions qui sont appliquées au film avant même que l’équipe créative n’arrive et ne se mette à travailler. C’est un environnement dans lequel la différence fait peur, et ce milieu à tendance à fonctionner en vase clos. Il y a aussi aux USA une compétition sur les détails de rendu : qui va réaliser l’objet brillant le plus bluffant, avec les reflets les plus réalistes ? Les meilleurs cheveux, le meilleur ciel dynamique ? Ce sont des choses qui ne m’intéressent pas du tout, parce que je m’intéresse davantage à la composition pure et à l’utilisation de la lumière. Je n’ai pas envie de participer à une compétition d’effets visuels.

On a le sentiment que vous avez eu une liberté artistique quasi-totale sur ce film…

C’est vrai dans le sens que le concept artistique a été défini avant que le film ne soit mis en production. Avant que je n’arrive, il y a eu des tests, des essais pendant un an environ. Quand je suis arrivé, j’ai essayé de tout ramener à un concept qui me semblait assez logique et qui était basé sur la narration du récit. Je voulais aussi éviter tout recyclage de New York à la Gotham City, et les clichés utilisés dans d’autres films. J’ai présenté un « pitch » à tous les partenaires, et c’est à ce moment-là qu’ils m’ont donné carte blanche pour aller dans cette direction.

Le choix de reproduire l’aspect d’images filmées avec de longues focales a t’il été inspiré de films des années 70 comme MACADAM COWBOY, dont les deux héros sont eux aussi « perdus dans New York », comme les enfants rois ?

Absolument. J’adore MACADAM COWBOY, mais ma référence principale était un autre film des années 70, THE FRENCH CONNECTION de William Friedkin. C’est un film naturaliste, filmé en séquences dans les vrais décors, avec une photographie urbaine très soignée. Il y a quelquefois des problèmes de surexposition pendant les mouvements de caméras, des teintes un peu brûlées, qui donnent avec plus de réalisme le sentiment de participer à l’action et de la vivre sur place. Je trouve que c’est beaucoup plus fort qu’une esthétique rigide à la BOURNE IDENTITY dans laquelle on applique le même rendu en post-production numérique à toutes les images. On se sent dans un mode différent, à la lumière un peu artificielle, qui ne nous affecte pas. Dans les années 70, on utilisait des très longues focales avec des cadrages très dynamiques. J’ai pensé aussi à MEAN STREETS et à TAXI DRIVER de Scorcese, dans lequel la lumière des néons devient presque un personnage. Mais à la base de mon approche, il y a le travail d’Edward Hopper, qui est le premier peintre classique qui a représenté la lumière des néons dans ses tableaux, et qui l’a utilisée pour créer des atmosphères à la fois romantiques et réalistes. Il a peint des cafés, des stations service, des stations de bus, et inventé une poésie urbaine nouvelle dans le monde de la peinture.

Vous avez constitué une équipe d’artistes, de sculpteurs, qui ne travaillent pas habituellement dans le domaine du film d’animation. Pouvez-vous nous en parler et nous expliquer leurs apports au projet ?

Le monde de l’animation est très réglementé. Des gens comme les coloristes et les artistes de Layout, par exemple, sont extrêmement spécialisés dans la fabrication d’image, et j’avais envie de faire appel à des artistes qui ont un regard un peu plus général sur les choses. J’ai fait appel à des professeurs de l’école Penninghen, l’une des meilleures écoles d’art et de graphisme à Paris, fondée en 1953, qui s’inspire des anciens Beaux Arts. Beaucoup de photographes et de peintres en sont issus. J’ai voulu faire appel à des peintres pour éviter de penser seulement en termes de traits, afin d’obtenir des images avec des coups de pinceaux, des masses, des clairs et des foncés. Nous avons d’abord créé tout le film en noir et blanc, pour mieux gérer des lumières et des ombres pures. En 3D, comme on peut placer des lumières partout, on risque toujours de perdre le contrôle de la vision artistique initiale. Dans la plupart des cas, j’ai voulu qu’il n’y ait qu’une seule source de lumière, par exemple un rayon de soleil qui entre dans une pièce au travers d’une fenêtre. La lumière ne tombe jamais en douche, mais toujours à 45° pour obtenir des ombres portées. Et si l’on se trouve dans un appartement la nuit, il n’y a qu’une ampoule dans la cuisine, et c’est par la porte ouverte de la cuisine qu’une autre pièce est éclairée. Après cette étape noir et blanc, nous avons tout redessiné en couleurs et mis au point les décors définitifs. Ensuite, nous nous sommes penchés sur les personnages, au moment où il a fallu passer de la 2D – les dessins de Ramos & Herrera – à la 3D. Il y a beaucoup de problèmes qui surgissent à cette étape, car la transposition d’un dessin 2D en 3D est toujours difficile. Dans la modélisation des personnages, nous avons évité les formes molles, douces et arrondies, pour pouvoir utiliser des facettes très nettes, et des surfaces bien définies qui prennent bien la lumière. C’est à ce moment-là que des sculpteurs ont réinterprété les dessins de Ramos & Herrera sous la forme de bustes très « art déco », très facettés et très stylisés.

Comment avez-vous travaillé personnellement sur les illustrations préparatoires du film ? Vous êtes-vous servi d’une palette graphique ?

Oui. J’adapte à chaque fois mon utilisation de cet outil au projet particulier sur lequel j’interviens. Sur THE PRODIGIES, je n’ai pas travaillé au trait, j’ai disposé des masses et des clairs et foncés en travaillant très rapidement, pour poser les tonalités et l’ambiance générale. Je dessinais avec la fonction « pinceau », avec une pression qui imite le rendu d’un pinceau chargé de peinture. J’ai peint ainsi un certain nombre de scènes, j’en ai fini certaines, et après, une fois que le film était modélisé en basse définition et recadré pour le montage final, j’ai pris des images en 3D et j’ai peint sur ces modélisations pour ramener un peu de l’ambition initiale, avant de passer au rendu final. Je repassais sur toutes les images, et j’ai procédé ainsi jusqu’à la fin du film.

Pouvez-vous nous parler de la manière dont vous avez créé les décors ?

L’action se déroulant aux Etats-Unis, et ce pays ayant une dimension mythique, je n’ai pas puisé dans les descriptions du livre, mais dans les images qui me venaient en tête à propos de New York ou de la Floride, en songeant à l’image de ces états dans ce que l’on appelle « le rêve américain ». A New York, par exemple, ce qui est frappant, c’est l’omniprésence des travaux, des échafaudages, de la signalétique qui déborde partout. Ce sont de nouvelles icônes contemporaines. En Floride, ce sont les bandes d’autoroutes qui se déploient partout dans le paysage, en composant des motifs presque floraux. Dans le Nouveau Mexique, on voit le désert et partout des mobile homes, et des petites communautés installées là. J’ai cherché des images de mobile homes, puis j’ai ajouté des fauteuils sur le toit en pensant que le personnage de Gil, qui est un peu aliéné, s’était créé ainsi son petit univers privé, son patio de luxe, sur le toit d’un mobile home miteux.

Pouvez-vous nous donner d’autres exemples de décors qui reflètent les personnalités d’autres enfants rois ?

Il y a un autre personnage qui vient d’un milieu social défavorisé, Harry, le garçon noir qui vient de Floride. J’ai essayé d’analyser au travers de films et de documentaires comment les familles noires dans une situation précaire décorent leurs appartements. Le point commun, c’étaient les rideaux de perles qui séparent les pièces, les vieux téléviseurs, les couleurs vives. L’enfant riche et obèse, Sammy, vit dans une très grande chambre d’un appartement luxueux qui donne sur Central Park, et il s’est isolé dans un coin où il a créé son petit décor de post-it et d’images collées au mur, avec un désordre typique des adolescents, tandis que le reste de la pièce est parfaitement rangé, vide et froid. L’environnement de Lisa reflète le rôle que joue sa mère, qui est une ancienne reine de beauté qui la pousse à devenir mannequin. Sa famille fait partie de la classe moyenne aisée et la décoration choisie par sa mère est stérile, presque de mauvais goût, avec des éléments en plastique. Mais c’est justement son côté inintéressant qui rend ce décor efficace, car il explique pourquoi Lisa a envie de s’en échapper.

Comment êtes-vous intervenu sur l’aspect final des personnages en 3D ?

Nous avons poursuivi notre démarche de stylisation, par exemple dans le rendu de la peau, qui est simplifié, et nous avons fait en sorte que le rendu de l’éclairage modèle les personnages en 4 ou 5 rendus de couleurs seulement, au lieu d’un dégradé avec beaucoup de nuances. Le même procédé a été appliqué aux décors, en limitant aussi les effets de dégradés, et en choisissant soigneusement les textures.

Avec le recul, quelle est la plus grande satisfaction que vous éprouvez à propos de THE PRODIGIES ?

Voir que les plans finalisés sont presque identiques aux concepts dessinés que nous avions faits. C’est très rare. On s’en rend compte quand on achète un livre du genre « The art of… » consacré à un film : au final, on ne retrouve que 10% des images du film qui ressemblent aux dessins qui ont été faits. Pour ma part, j’ai obtenu des plans qui sont quasiment identiques au projet artistique initial, et je suis heureux que nous ayons atteint notre but. J’espère que THE PRODIGIES marquera le début d’une nouvelle époque des films d’animation, et permettra à d’autres projets aussi originaux de voir le jour.

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